Jeunes diplômés et l’entreprise : Lost in transition

September 15, 2022 Martin Richer

Rentrée universitaire 2022-2023 - Un article de Martin Richer, notre manière de souhaiter une bonne rentrée aux jeunes et futurs diplômés engagés...

 

Polytechnique, Sciences Po, AgroParisTech, Normale Sup’, HEC, toutes les cérémonies de remise de diplôme deviennent désormais des caisses de résonance exprimant le malaise ou la révolte des étudiants qui refusent le modèle économique pour lequel ils ont été formés. Après deux ans de confinements à répétition puis un retour au bureau plus ou moins bien préparé, beaucoup de jeunes ont fortement remis en cause leur rapport à l’entreprise et au travail, surtout lorsque leur premier job se révèle peu intéressant. Cette déception interpelle justement les professionnels des Ressources humaines, en quête de réponses adaptées. Mais la bifurcation préconisée par certains de ces étudiants est-elle l’attitude la plus socialement responsable ?

Aux Etats-Unis, on parle de « The great resignation », la grande démission. 

En 2021, près de 40 millions d’Américains ont quitté leur job, c’est un record sans précédent. Les jeunes participent fortement à cette désertion. Le taux mensuel de démissions aux États-Unis frise 3,5 % des effectifs employés. En France, les signes avant-coureurs sont là : forte hausse des ruptures conventionnelles, montée des emplois vacants et des démissions. Mais ce qu’on dit moins, c’est que l’essentiel de ces démissions ou ruptures ne sont pas le fait d’actifs qui s’écartent du travail pour aller cultiver leur jardin, mais plutôt d'actifs qui changent de travail. Le moteur n’est donc pas l’absence de goût pour le travail mais la volonté de trouver un travail qui corresponde mieux à ses attentes, ses aspirations et ses valeurs.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’interpellation des étudiants. Lors de leur cérémonie de remise des diplômes le 30 avril 2022, sur la scène cossue de la Salle Gaveau, à Paris, un collectif d’étudiants d’AgroParisTech a dénoncé la formation qu’ils ont suivie et l’avenir qu’elle leur prépare.

Ils ont appelé leurs camarades à « bifurquer », pour s’orienter vers des métiers « en marge du système » ou pour « rejoindre des luttes écologiques et paysannes, s’installer en collectif agricole, habiter à Notre-Dame-des-Landes, » comme le préconise leur communiqué. La vidéo de cette séquence, très largement reprise dans la presse, a enregistré plus de 100.000 vues dans les premières 24 heures et flirte aujourd’hui avec le million – vous pouvez contribuer à cette montée en suivant le lien au bas de cette page.

Leur discours est courageux et puissant ; il tourne le dos à un certain confort – matériel et intellectuel –, il reflète la révolte devant un avenir peu désirable et le sens de l’urgence de leur génération. Pourtant, il laisse un goût d’inachevé.

Reprenons quelques-unes de leurs affirmations, signalées ci-après en gras et entre guillemets.

« Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir faire mine d’être fiers et méritants d’obtenir ce diplôme, qui pousse, globalement, à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours. (…) L’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie, partout sur terre. »

Le diagnostic est posé : l’enseignement supérieur n’a pas su à ce jour remettre en cause la plupart de ses cursus pour prendre en compte le monde d’aujourd’hui : rareté des ressources, réchauffement climatique, pertes de biodiversité, creusement des inégalités, etc. Lou Welgryn, alumni de l’Essec et présidente de DataforGood l’a affirmé fortement devant un parterre d’administrateurs de grandes entreprises, adhérents de l’IFA (Institut français des administrateurs) : « Aujourd’hui les enjeux de la transition écologique ne sont pas abordés à l’école, à l’université, dans les grandes écoles, qui enseignent des modèles économiques décorrélés de toute réalité »[1].

L’initiative de ces étudiants s’inscrit dans une démarche plus large lancée en octobre 2018 par le Manifeste Etudiant du Réveil Ecologique, imaginé par des élèves d’AgroParisTech (déjà), de l’Ecole Polytechnique, de l’Ecole des Mines, d’HEC Paris, de l’ESSEC, de CentraleSupélec et de l’ENS Ulm. Signé par plus de 30.000 étudiants issus de 400 établissements, mais aussi par des professeurs, des responsables pédagogiques, des directeurs d’établissements, ce manifeste avait pour but de montrer que « les étudiants sont inquiets de la catastrophe environnementale et sociale vers laquelle nous courrons mais conscients toutefois des causes qui sont en train d’y mener, à savoir : un système économique qui n’intègre pas la finitude de la planète et des comportements individuels nuisibles au centre desquels se trouve la surconsommation et le gaspillage ».

Sur ces bases, le Manifeste veut repenser l’éducation et le fonctionnement des entreprises. Ceux que j’appelle les « Sustainable Natives » (voir : « Qui a peur des sustainable natives ? ») indiquent clairement qu’ils ne veulent pas travailler dans des entreprises qui ne sont pas capables de s’engager pour diminuer leurs impacts négatifs ou qui n’introduiraient pas très vite une raison d’être, bien au-delà de leur mission économique.

Comme l’affirme avec conviction la philosophe Cynthia Fleury, les grandes transitions « n’instaurent pas un renoncement ni une perte, mais un agenda mobilisateur et notamment pour les nouvelles générations qui arrivent dans le monde du travail : le Manifeste du réveil écologique est emblématique, des étudiants de grandes écoles d’ingénieurs s’adressent à leurs futurs employeurs pour leur dire que la question environnementale est essentielle pour leur choix d’employeur. Il y a un nouveau commencement possible, auquel les nouvelles générations ont envie de participer, c’est donc motivant et mobilisateur (et surtout pas catastrophiste). Il n’y aura pas de justice sociale sans cette justice environnementale. C’est un méta-changement qui s’annonce »[2].

Mais faut-il rejeter en bloc les cursus proposés ou agir pour les faire évoluer ? Un enseignement plus ouvert, plus sensible, plus moderne, serait à même d’apporter des réponses pertinentes. C’est la démarche de 150 étudiants des Écoles normales supérieures qui se sont formés en collectif baptisé Effisciences avec pour objectif de développer une recherche « impliquée », qui réponde aux grands enjeux environnementaux et sociaux actuels. Ils posent leur diagnostic et leurs propositions dans une tribune publiée dans Le Monde du 11 mai 2022. « La communauté mathématique peut mettre à profit sa connaissance des systèmes complexes pour améliorer les modèles avec lesquels les climatologues anticipent l’ampleur des sécheresses à venir, ce qui sert ensuite aux agronomes pour mettre au point des variétés résistantes. De même, des géographes et sociologues peuvent se saisir de ces travaux pour identifier à l’avance les populations vulnérables et des politiques d’adaptation efficaces. La recherche impliquée est suffisamment riche pour que toutes les disciplines puissent y participer et que la recherche fondamentale y trouve une place essentielle, » écrivent-ils.

En février 2021, le Manifeste pour un réveil écologique a publié un rapport très documenté, « L’écologie aux rattrapages », qui analyse les pratiques et les engagements de 39 universités, écoles d’ingénieurs et écoles de commerce, en évaluant l’intégration des enjeux écologiques dans leurs formations et dans leur fonctionnement[3]. Il montre que seuls 15% des établissements de l’enseignement supérieur se déclarent prêts à former l’ensemble de leurs étudiants aux enjeux écologiques, préférant se concentrer sur le verdissement des campus (recyclage des déchets, efficacité énergétique des bâtiments…), laissant de côté leurs autres leviers d’action. Le rapport identifie les 5 autres leviers d’actions des établissements pour agir sur les questions écologiques : stratégie et gouvernance, formations, débouchés professionnels, activités de recherche et vie associative. Le rapport est très critique mais n’invite pas au renoncement. Il montre d’ailleurs « une amélioration de la prise en compte des enjeux écologiques sur les deux dernières années, » même si elles sont hétérogènes et restent très en deçà des exigences.

« L’enjeu aujourd’hui n’est plus de sensibiliser les élèves mais d’intégrer les enjeux climatiques, énergétiques, environnementaux à chaque formation, » ajoute Aurélien Acquier, professeur à ESCP Europe Business School. Il a raison d’insister sur l’intégration. Mais malheureusement il se montre bien optimiste à considérer que la sensibilisation est acquise. Avant même d’en arriver à la formation, il faut combattre les idées fausses. Une étude d’Ipsos, publiée en novembre 2021, indique que 47 % des jeunes entre 18 et 35 ans pensent que la réalité du réchauffement climatique n’a pas été démontrée scientifiquement ![4] L’enjeu de la sensibilisation est d’autant plus crucial que le sujet du développement durable prête le flanc à la désinformation (voir : « Le développement durable en pleine infox »). D’où l’initiative du collectif Pour un réveil écologique, qui affiche le GIEC dans le métro.

Clairement, l’enseignement supérieur a un train de retard. Dans une autre étude, le Shift Project a montré que moins d’un quart des formations des 34 établissements de formation étudiés abordent le sujet des enjeux climatiques et énergétiques. Ceci renforce la préconisation du rapport de Jean Jouzel remis en février 2022 à la ministre de l’Enseignement supérieur, qui recommande de former 100 % des étudiants de niveau bac +2 à la transition écologique d’ici cinq ans.

Une étude menée par le WWF et l’association Pour un réveil écologique publiée en juin 2022 montre que les trois-quarts des étudiants en finance souhaitent avoir plus de cours sur la transition écologique[5]. De plus, 77% des étudiants trouvent que les institutions financières jouent un rôle important pour réussir la transition écologique. Des résultats visibles dans les écoles, comme à Kedge Business School, qui a vu le nombre de mémoires sur la finance responsable passer de un par an en 2012, à 60 à 70 aujourd’hui. La demande est là !

Les grands révolutionnaires qui ont changé la société et rendu le monde meilleur, étaient souvent issus de la méritocratie. Nous avons besoin de l’énergie des étudiants pour aider à faire cette transition au sein de l’enseignement supérieur…

« Nous ne voyons pas les sciences et techniques comme neutres et apolitiques. Nous pensons que l’innovation technologique ou les start-up ne sauveront rien d’autre que le capitalisme. »

Les sciences et les techniques ne sont effectivement ni neutres ni apolitiques. Leur orientation dépend des usages qui en sont faits. Elles ne doivent pas être un alibi pour l’inaction, comme l’ont souligné les étudiants de l’X lorsque les promotions des années 2015, 2016, 2017 dont la remise de diplômes a été décalée le 24 juin 2022, à Palaiseau à cause du Covid-19, ont appelé à rompre avec « l’immobilisme climatique ». « Même si nous, polytechniciens, sommes bercés dans une foi en la rationalité en la science et la technique, nous voyons bien qu’il n’y aura pas de solution miracle, que la technologie ne va pas nous sauver, » a déclaré une polytechnicienne montée sur l’estrade.

Ceux qui considèrent que le propos de ces étudiants est « trop radical » devraient relire les derniers rapports du GIEC et constater qu’il est aussi partagé par bien des membres du corps enseignant. Ainsi, le professeur Martin Parker, professeur de management à l’université de Bristol, soutient dans le Guardian, qu’il faut « bulldozer les 13.000 business schools qui existent dans le monde, » parce que, dit-il, leurs programmes sont exclusivement axés sur les mérites de l’économie capitaliste de marché, sans accepter d’entrevoir les alternatives. L’enseignement clé de ces écoles selon lui est : « greed is good »[6].

Les établissements d’enseignement doivent accepter la diversité des points de vue, des théories et des pratiques. Ils doivent s’ouvrir à un réel pluralisme, seul moyen de donner envie d’apprendre. Le mot « savoir » vient du latin sapere, ce qui a du goût, de la saveur.

« Nous ne croyons ni au développement durable ni à la croissance verte, ni à la transition écologique, une expression qui sous-entend que la société pourra devenir soutenable sans que l’on se débarrasse de l’ordre social dominant. »

Ce n’est pas la première fois que les étudiants d’AgroParisTech se mobilisent. Déjà en mars 2020, ils ont bloqué leur campus, situé sur le domaine de Grignon dans les Yvelines alors que l’État souhaitait vendre ce lieu historique, riche en biodiversité. Et leur combat n’a pas été vain puisque l’État a suspendu la vente au promoteur immobilier Altarea Cogedim. On peut citer aussi la mobilisation d’étudiants et diplômés de Polytechnique contre l’implantation d’un centre de recherche de TotalEnergies sur le campus de l’école d’ingénieurs. Ils ont eux aussi obtenu gain de cause. Lors de la remise de diplômes de cette école d’ingénieur, le 24 juin 2022 à Palaiseau, une vidéo de félicitations du directeur général de la major pétrolière, Patrick Pouyanné, parrain de l’une des promotions, a été diffusée dans l’amphithéâtre. Une partie des élèves ont alors tourné le dos et sifflé leur parrain. Une rébellion de taille pour celles et ceux qui constituent les futures élites du pays. Une réaction que l’on peut estimer excessive mais qui rappelle la recommandation pressante du GIEC de ne pas mettre en exploitation de nouvelles réserves d’hydrocarbures.

Aux Etats-Unis, la célèbre université de Harvard a dû s’engager à ne plus investir dans les énergies fossiles face à la fronde menée par les étudiants.

Ceci montre que l’on peut parfois réussir des changements sans devoir préalablement « se débarrasser de l’ordre social établi ». Les petits matins sont parfois plus fertiles que le Grand Soir… Déserter ou s’impliquer ? « Exit, voice or loyalty, » aurait dit l’économiste américain Albert-Otto Hirschmann…[7] Ce dernier décortique la variété des réactions possibles à une situation perçue comme injuste, ce qui est le cas du réchauffement climatique, comme en témoigne la célèbre intervention de la jeune activiste suédoise Greta Thunberg aux Nations Unies en septembre 2019 : « How dare you ? »[8].

  • Loyalty : certains choisissent de s’investir de façon disciplinée dans une organisation, mais en s’efforçant d’apporter, par le biais de cet investissement, des solutions concrètes à la situation d’injustice.

  • Voice : certains choisissent le militantisme et des modalités d’actions revendicatives, ce qui n’exclut pas les propositions constructives.

  • Exit : la bifurcation n’est donc que l’une des trois solutions possibles.

Les actions fortes et déterminées menées par les étudiants du Manifeste pour un réveil écologique ont elles aussi produit des changements. En septembre 2019, un an après le lancement du Manifeste par les étudiants, le Shift Project a organisé une mobilisation des directeurs d’établissements d’enseignement et de membres de la communauté pédagogique, qui appellent à former tous les étudiants du supérieur aux enjeux climatiques et écologiques. Plus de 6.000 citoyens dont 100 dirigeants d’établissements, 1.000 enseignants et enseignants-chercheurs, 300 professionnels du supérieurs, dirigeants syndicaux ou associations, ont signé. Le 19 septembre de la même année, faisant suite à la mobilisation du corps professoral et des étudiants, 80 députés de tous bords ont déposé une proposition de loi visant à généraliser l’enseignement des enjeux écologiques à l’université. « C’est très important que notre jeunesse, en plus d’être informée, puisse avoir les connaissances nécessaires pour répondre et gagner la guerre mondiale contre le changement climatique, » expliquait Christian Gollier, directeur général de la Toulouse School of Economics (TSE).

La soutenabilité peut effectuer des avancées sous l’effet de nos changements de comportements : militer pour la sobriété, pour un meilleur partage des richesses, développer les éco-gestes, diffuser les ODD (les 17 objectifs de développement durable adoptés par les 193 pays membres des Nations Unies en 2015) au sein des entreprises…

 

Accès à l’article integral,

bibliographie complète sur le site Management & RSE 

***

[1] Lou Welgryn, alumni de l’Essec et présidente de DataforGood, « Actes de la Journée annuelle des administratrices et administrateurs de l’IFA », 25 novembre 2021

[2] Cynthia Fleury, « Evolution du travail », décembre 2020

[3] Manifeste pour un réveil écologique, « L’écologie aux rattrapages – L’enseignement supérieur français à l’heure de la transition écologique : état des lieux et revue des pratiques », février 2021

[4] L’Express du 25 mai 2022

[5] « Former à une finance écologique » étude menée par le WWF et l’association Pour un réveil écologique, 7 juin 2022

[6] « The Guardian », 27 avril 2018

[7] Hirschman A.O., “Exit, Voice and Loyalty”, Cambridge, Harvard University Press, 1970

[8] C’est un véritable sentiment d’injustice qui s’exprime dans ses propos : « Vous nous laissez tomber. (…) Et si vous décidez de nous laisser tomber, je vous le dis : nous ne vous pardonnerons jamais ! »

 

A propos de l'auteur

Martin Richer

Diplômé d’HEC, Martin Richer a effectué la plus grande partie de son parcours dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. Il a notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision puis a rejoint le Groupe Alpha en 2003 et intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, Martin Richer exerce ses activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Plus d’informations sur Management & RSE.

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