La gestion du développement durable vue sous l’angle de la chaîne d’approvisionnement

February 14, 2024 Morgane Fritz

Utiliser la chaîne d’approvisionnement comme spectre pour identifier les parties prenantes et les principaux défis de durabilité, c’est ce que propose Morgane Fritz, chercheure spécialisée sur la chaîne d'approvisionnement et l'approvisionnement durable. Une approche qui fait sens, dans le contexte réglementaire actuel, CSRD et CS3D… 

Avec la complexité croissante de la gestion du développement durable dans le monde de l’entreprise et les limites des modèles existants qui sont sensés guider les managers à prendre des décisions responsables, je propose une autre approche de la gestion du développement durable. Il s’agit de dépasser le périmètre de l’entreprise individuelle en étudiant tous les défis de durabilité possibles au long de sa chaîne d’approvisionnement, en identifiant les parties prenantes associées, y compris la Nature. 

La gestion du développement durable, vue à travers la chaîne d'approvisionnement, élargit la portée des parties prenantes internes et externes de l'entreprise. En effet, cela met en lumière les tensions et les paradoxes entre l'entreprise et ses différentes parties prenantes, offrant ainsi une perspective systémique. La théorie des parties prenantes, largement utilisée dans le monde des affaires, identifie les groupes ou individus influencés par l'entreprise et qui influent sur ses décisions ou actions. Bien que les termes « identification des parties prenantes » et « analyse des parties prenantes » soient souvent utilisés de manière interchangeable, ils diffèrent. Avant d'analyser les parties prenantes (c-à-d, déterminer lesquelles sont les plus importantes), il est essentiel de les identifier (c-à-d, déterminer qui sont ces parties prenantes), car cette étape initiale influence partiellement la stratégie de l'entreprise.

Cette théorie permet d’identifier les parties prenantes primaires (ex: employés, clients) et secondaires (ex: gouvernement, associations, médias), en plaçant l’entreprise au centre de l’analyse. Cependant, sous l’angle de la chaîne d’approvisionnement, il n’y a non pas une seule entreprise mais plusieurs à prendre en considération, et ce qui lie ces entreprises, c’est le produit ou service qu'elles visent à délivrer au client. Ainsi, je propose d’identifier les parties prenantes de la supply chain en partant non pas d’une entreprise mais d’un produit ou service qui se retrouve au centre de l’analyse. Il s’agit alors de s’interroger sur les parties prenantes contribuant à l’élaboration de ce produit ou service tout au long de son cycle de vie, c’est-à-dire de l’extraction des matières premières jusqu’à la fin de vie du produit ou service. Ainsi, sous la catégorie « employés » par exemple, il convient d’identifier le rôle des différents services internes à l'entreprise. Prenons les exemples des services marketing, recherche et développement, et ressources humaines. Le service marketing de chaque entreprise faisant partie de la supply chain met-il en œuvre des stratégies permettant de soutenir leur durabilité afin de développer une supply chain durable ?  Le service recherche et développement prend-il en compte le cycle de vie du produit ou service proposé en proposant un design responsable du produit ou service ? Le service ressources humaines met-il en place des formations accessibles à tous les salariés, quel que soit leur niveau de qualification, pour assurer la compréhension de l’ensemble des salariés aux enjeux de durabilité de l’entreprise (et ce, dans chaque entreprise faisant partie de la supply chain ?) Ou encore, le service ressource humaines met-il en évidence l’importance de la durabilité (connaissances, intérêts, formations) dans le processus de recrutement de nouveau candidats ? En utilisant la catégorie « employés » au sens large, tel que dans la théorie des parties prenantes, les managers de l’entreprise ne parviennent pas à ce niveau de détail. Or toute partie prenante ignorée représente un risque que la stratégie de durabilité de l’entreprise ne fonctionne pas telle que souhaitée. 

Les effets des parties prenantes sur la durabilité de la supply chain sont le plus souvent considérés en termes de pratiques environnementales adoptées à la suite de la pression des parties prenantes. Cependant, le Pacte mondial des Nations Unies définit la gestion durable de la chaîne d’approvisionnement comme la gestion des impacts environnementaux, sociaux et économiques et l'encouragement des pratiques de bonne gouvernance, tout au long du cycle de vie des biens et des services. L'objectif de la durabilité de la chaîne d'approvisionnement est de créer, de développer des activités économiques tout en protégeant l’environnement et la société, ce qui inclut toutes les parties prenantes impliquées dans la mise sur le marché de produits et de services. Conformément au Pacte mondial des Nations Unies, je soutiens qu'une compréhension holistique de la durabilité de la chaîne d’approvisionnement est nécessaire pour identifier toutes les parties prenantes liées à un produit ou un service le long de la supply chain, et ces parties prenantes peuvent se situer à l'intérieur de la chaîne d'approvisionnement, à l'extérieur de celle-ci, ou entre les deux. J’illustre cela avec différents exemples : la voiture électrique, la fast fashion, et les services de streaming. Avec l’exemple de la voiture électrique, on peut observer différents enjeux et acteurs du développement durable en amont, dans l’entreprise focale, en aval et en dehors de la supply chain de la voiture électrique. Par exemple, la sélection des matières premières et des pièces de rechange impliquera des défis de durabilité dans l'approvisionnement auprès de fournisseurs susceptibles de présenter de mauvaises conditions de travail en matière de santé et de sécurité, de recourir au travail des enfants ou de contribuer à la contamination de l'environnement.

La gestion du développement durable vue sous l’angle de la chaîne d’approvisionnement est une vision complémentaire à la théorie des parties prenantes lorsqu'il s'agit d'aborder l'Objectif de Développement Durable n°12 (ODD 12 sur la production et la consommation), puisqu'elle permet l'application de la théorie des parties prenantes dans le contexte de la gestion durable de la supply chain. La différence principale entre la théorie des parties prenantes et la gestion du développement durable, considérée du point de vue de la chaîne d'approvisionnement, réside dans le fait que cette dernière met l'accent sur le produit ou le service dans le processus d'identification des parties prenantes. De plus, elle souligne un plus large éventail de parties prenantes ainsi que les défis de durabilité qui leur sont associés. 

Cette approche vise à réduire le risque d'omission de parties prenantes ou de défis liés à la durabilité.

L’identification des parties prenantes d’une supply chain est une étape essentielle pour engager toutes les parties prenantes et faire progresser la transition vers la durabilité. On sait peu de choses sur la façon de relier la théorie des parties prenantes et la gestion durable de la chaîne d’approvisionnement en amont, au sein de l’entreprise focale, ou en aval de la supply chain et dans la société au sens large. À une époque où la responsabilité est partagée entre une myriade de parties prenantes, il est nécessaire d’élargir encore plus notre vision et de trouver des moyens de partager équitablement les responsabilités entre toutes les parties prenantes de la chaîne d’approvisionnement en amont (des fournisseurs vers l’entreprise focale), au sein de l’entreprise focale, en aval (de l’entreprise focale vers les clients et consommateurs) et dans la société au sens large. À cet effet, analyser les enjeux de développement durable du point de vue de la chaîne d’approvisionnement permet d'élargir notre compréhension des enjeux de durabilité liés à nos modes de production et de consommation et contribue ainsi à stimuler un “état d’esprit responsable” (traduction propre du terme “sustainability mindset” sur la base des travaux d’Isabel Rimanoczy). Un état d’esprit responsable pourrait être considéré comme une condition préalable à la gestion et aux pratiques de durabilité qui mèneront à la fois à un engagement accru des parties prenantes, comme les consommateurs finaux, et stimuleront la coopération entre toutes les parties prenantes de la supply chain pour résoudre les défis de durabilité liés aux modes de production et de consommation actuels.

Enfin, la gestion du développement durable vue sous l’angle de la chaîne d’approvisionnement est une façon, pour diverses organisations, en particulier les entreprises, de se préparer à répondre de la manière la plus transparente, précise, et responsable, aux réglementations actuelles qui exigent un niveau d’information sans précédent en matière de devoir de diligence et de divulgation des performances de durabilité de la chaîne d’approvisionnement, telles que la directive sur le devoir de diligence en matière de développement durable des entreprises (CS3D) et la directive sur les rapports de développement durable des entreprises (CSRD).

Conclusion : 

La gestion de la durabilité sous l’angle de la chaîne d’approvisionnement est une approche qui permet d’identifier de manière compréhensive les parties prenantes de l’entreprise, y compris la Nature, afin de limiter les effets négatifs ou maximiser les effets positifs que l’entreprise peut avoir sur l’environnement et la société. Cette approche permet de mobiliser également les ODD, car ils peuvent être liés à tous les effets positifs ou négatifs qu’une entreprise peut avoir sur l’environnement et la société, et ils sont identifiables tout au long de sa chaîne d’approvisionnement, comme je l’illustre dans mon article (Fritz, 2022). En être conscient, être transparent à ce sujet, et travailler avec ses parties prenantes pour maximiser les effets positifs et limiter les effets négatifs liés au commerce de produits ou services est une manière de contribuer à comprendre et identifier les opportunités d’action des entreprises et autres parties prenantes pour contribuer au développement durable. Ainsi, la proposition que je fais d’utiliser la chaîne d’approvisionnement comme spectre pour identifier les parties prenantes et les défis de durabilité est applicable à tout groupe de parties prenantes au-delà des entreprises (ex : enseignants, consultants, consommateurs, pouvoirs publics, associations). 

***

Pour aller plus loin :

  • Fritz, M. M. C., Cordova, M. (2023). Developing managers’ mindset to lead more sustainable supply chains. Cleaner Logistics and Supply Chain, 7, 100108. Accès libre à : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2772390923000173 

  • Fritz, M. M. (2022). A supply chain view of sustainability management. Cleaner Production Letters, 3, 100023. Accès libre à : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666791622000215

  • Fritz, M. M., Rauter, R., Baumgartner, R. J., & Dentchev, N. (2018). A supply chain perspective of stakeholder identification as a tool for responsible policy and decision-making. Environmental Science & Policy, 81, 63-76.

  • Irwin, L., Rimanoczy, I., Fritz, M., & Weichert, J. (Eds.) (2023). Transforming Business Education for a Sustainable Future : Stories from Pioneers. Taylor & Francis.

  • Kassel, K., & Rimanoczy, I. (2018). Developing a sustainability mindset in management education. Routledge.

  • Rimanoczy, I. (2020). The sustainability mindset principles: A guide to developing a mindset for a better world. Routledge.

A propos de l'auteur

Morgane Fritz

Titulaire d'un doctorat en gestion de la chaîne d'approvisionnement durable de l'Université de Graz, en Autriche, et d'une habilitation à diriger des recherches de l'Université de Lorraine, Metz, France, Morgane Fritz est professeure associée en gestion responsable de la chaîne d'approvisionnement à Excelia Business School, La Rochelle, France, depuis 2018. Ses intérêts de recherche et d'enseignement comprennent la durabilité de la chaîne d'approvisionnement, l'approvisionnement durable, l'éthique des affaires et la gestion des parties prenantes. Elle a publié dans plusieurs revues académiques, telles que Journal of Cleaner Production, International Journal of Physical Distribution and Logistics Management ou Resources Policy, en collaboration avec des chercheurs internationaux. Elle est également membre du groupe de travail "Sustainability Mindset" des "Principles for Responsible Management Education" (PRME) et membre fondateur du "Global Movement Initiative" qui vise à promouvoir le développement durable dans l'enseignement supérieur en management.

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