Lorsqu'on pénètre au sein de la bourse du commerce, le regard est happé par une gigantesque fresque de toiles marouflées réalisée par cinq jeunes peintres à l’occasion de l’exposition universelle de 1889. Une frise de 140 mètres où se dévoile une apologie du commerce internationale et de la colonisation. Quel tableau réaliseraient aujourd'hui de jeunes artistes si on leur commandait une telle oeuvre ?
Une ode aux bienfaits de la mondialisation ? Non, le ton serait plutôt à une critique d’un commerce international débridé et à la dénonciation de ses dérives sociales et environnementales. Alors que nous commémorons le dixième anniversaire de la catastrophe du Rana Plaza (24 Avril 2013) où plus de 1100 sous traitants périrent dans l'effondrement d'un bâtiment au Bangladesh, sans nul doute que les victimes de Dacca figureraient sur la toile, tant cette tragédie fût le révélateur d'une mondialisation dysfonctionnelle. L'événement qui suscita une prise de conscience planétaire a-t-il néanmoins engendré des transformations positives ?
Certaines entreprises n'avaient pas attendu 2013 pour gérer les risques sociaux chez leurs partenaires à l’instar de Nike qui dès 1998 auditait ses 400 fournisseurs pour vérifier l’application de son code de conduite. Mais la drame bangladeshi provoqua un choc et réveilla quasiment toutes les filières. L’équation économique régissant les relations clients-fournisseurs muta: aux facteurs prix et qualité, s’ajouta la responsabilité sociale d’entreprise (RSE). En 2014, un an après l'accident, le baromètre des Achats Responsables EcoVadis-HEC révélait que plus de 55 % des grandes entreprises mesurait déjà la performance RSE de leurs fournisseurs. En 2017, ce même indicateur soulignait que 88 % des multinationales possédait des clauses contractuelles en matière de RSE. Afin de disséminer ces nouvelles pratiques, l’organisation internationale de normalisation publiait la même année, une norme sur les Achats Responsables, l’ISO 20400. En 2021, le baromètre EcoVadis en collaboration avec la Stanford Graduate School of Business confirmait que malgré la pandémie de COVID-19, près de la moitié des répondants avait augmenté leur niveau d’engagement, 73 % des entreprises considérant les questions relatives aux droits de l’homme encore plus importantes. Enfin, des accords sectoriels entre des grandes marques et des syndicats furent signés, notamment celui visant à renforcer les normes de sécurité et les conditions de travail dans l’industrie textile au Bangladesh.
De leur côté, les législateurs considérèrent qu’il ne fallait pas compter uniquement sur la bonne volonté des industriels. En 2015, le Royaume-Uni demanda aux entreprises de rendre compte annuellement sur leurs actions en matière de lutte contre l'esclavage moderne dans les chaines d'approvisionnements. En 2017, la France introduisit avec la loi sur le devoir de vigilance une responsabilité juridique des acteurs transnationaux sur les atteintes aux droits humains et à l’environnement. S’en suivit une vague réglementaire mondiale, pour exiger des multinationales plus de transparence dans leurs réseaux d'approvisionnement. La dernière en date étant le devoir de vigilance Allemand (Lieferkettensorgfaltspflichtengesetz) effectif depuis le 1er janvier 2023. Avec à l’horizon l’avènement d’une directive européenne (CS3D) sur le même sujet que la rapporteuse Lara Wolters espère faire voter au parlement européen en Mai prochain. Et au niveau supra national, l'Organisation Mondial du Commerce (OMC) poursuit une réforme qui vise elle "à promouvoir un commerce résilient, durable et inclusif" pour reprendre les mots de la directrice générale adjointe de l’OMC Anabel González.
Mais que ce soit du côté des entreprises, des législateurs ou des organisations internationales, les nouvelles règles de gestion et lois sont longues à mettre en place et encore plus à produire des effets. Tous les programmes de vigilance ne sont pas convaincant: 46% des fournisseurs considère que l’engagement RSE de leurs grands clients n’existe que sur le papier. Les premières poursuites sur le devoir de vigilance, dont les décrets d’application n’ont toujours pas été publiés, ont eu peu d'impact. Ainsi, la décision du tribunal de Paris qui vient de juger irrecevables les demandes des ONG qui réclamaient la suspension d’un mégaprojet d’oléoduc et de forages pétroliers de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie. Les problématiques environnementales et de droits de l'homme dans les chaînes d'approvisionnement sont à l'esprit de toutes les parties-prenantes mais les challenges n’ont pas pour autant disparus. Le processus de responsabilisation semble avancer moins vite que la logique qui consiste à produire à un coût toujours plus bas. Aux États-Unis, une enquête du New York Times révélant l'exploitation à grande échelle de jeunes enfants latino-américains travaillant dans des usines pour des marques célèbres a rappelé que les défis restaient immenses. L’organisation internationale du travail (OIT) souligne qu’en 2021, 27,6 millions de personnes dans le monde étaient encore en situation de travail forcé, dont 17,3 millions dans le secteur privé.
Recevant les 120 start-up françaises les plus prometteuses (Next40/French Tech 120) à l'Elysée le 20 février dernier Emmanuel Macron exhortait les entrepreneurs à prendre leur responsabilité. Face à une nature essoufflée, une biodiversité à l'abandon et dans un contexte d'inégalités sociales croissantes, terreau du nationalisme et du populisme, l'ambition des champions de la French Tech devrait être d'inspirer une nouvelle fresque du commerce international. Un commerce basé sur une économie juste et régénérative. Autrement d'autres Rana Plaza continueront de surgir.
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