COP 28 : Diplomates et Etats s’agitent sur le devant de la scène, mais les entreprises détiennent la majeure partie des leviers d’action

December 13, 2023 Martin Richer

Dans la lutte contre le réchauffement climatique, il y a un paradoxe. Ce sont les Etats qui se trouvent sur le devant de la scène, qui négocient aux conférences internationales comme les COP. Pourtant, c’est un autre acteur, beaucoup plus discret, qui dispose de la majeure partie des leviers d’action : les entreprises.

Il faut donc se départir de notre tropisme étatique pour établir un diagnostic précis sur la situation des entreprises vis-à-vis de la lutte contre le réchauffement. Qu’il s’agisse des entreprises internationales ou des entreprises françaises, on constate alors qu’elles sont très en retard dans le passage de la parole aux actes, puis dans le passage des actes à des engagements suffisamment ambitieux pour s’aligner avec les objectifs de l’Accord de Paris, et enfin dans le passage des engagements aux actions concrètes. A ce jour, les entreprises restent sur le seuil de leur transformation environnementale.

Les entreprises avancent moins vite que les Etats

Les Etats sont en retard, certes. Mais les entreprises, et notamment les grandes ? Elles ont « montré patte verte » ces dernières années et communiquent beaucoup sur leurs initiatives. Le problème est que les grandes entreprises avancent moins vite que les Etats. On dispose sur ce sujet d’une étude robuste publiée en novembre 2023 par le MSCI Sustainability Institute. Cet institut a scruté les trajectoires des entreprises cotées de tous les pays du G20 (qui représente plus de 80 % du produit intérieur brut mondial), c’est-à-dire les pays développés occidentaux plus la Chine, le Brésil, l’Afrique du Sud et quelques autres. En effet, les entreprises cotées de ces pays sont tenues à un reporting environnemental et livrent des informations sur leur trajectoire de décarbonation aux agences de notation. Le paysage qui en résulte est donc plus favorable que la moyenne puisqu’il s’agit des plus grandes entreprises dans les pays les plus développés.

L’étude montre qu’en effet, historiquement, les entreprises avançaient plus vite que les Etats. Entre 2016 et 2021, les pays du G20 ont réduit leurs émissions nationales de 1,6 % par an mais les entreprises cotées de ces mêmes pays ont réduit les leurs de 5,1 % en moyenne chaque année. Mais les trajectoires entre 2022 et 2030 montrent un basculement : les États devraient réduire leurs émissions de 4,5 % en moyenne chaque année mais les entreprises cotées de ces pays ne vont se décarboner que de 2,9 % par an. Ces données mettent en évidence de la part des grandes entreprises « un rythme plus lent de décarbonation entre 2022 et 2030 que dans les cinq années qui avaient suivi l’adoption de l’accord de Paris ». Cela signifie aussi que la contribution des grandes entreprises à la lutte contre le réchauffement va être inférieure à la moyenne de celle des autres sources d’émission : agriculture, logement, transports. Cela signifie enfin que ce rythme de 2,9 % par an est d’après l’institut, « insuffisant pour respecter l’accord de Paris » et que les grandes entreprises « devraient dépasser dès avril 2026 la limite d’émissions qui maintiendrait la hausse de la température mondiale en dessous de 1,5 °C ».

L’atteinte des objectifs n’est pourtant pas impossible mais dans les conditions actuelles, seules 22 % des grandes entreprises suivent une feuille de route alignée avec une hausse de température limitée à 1,5 °C. Le défi est donc de généraliser les bonnes pratiques démontrées par ces entreprises leaders de la décarbonation. Autre motif d’espoir : 19 % des entreprises ont publié un objectif net zéro fondé sur des données scientifiques et couvrant toutes les émissions du scope 3 (c’est-à-dire l’ensemble de leur chaîne de valeur) et 39 % ont publié au moins une partie de leurs émissions du scope 3 au dernier relevé de l’institut (31 août 2023).

Autre motif d’alerte : la multiplication des engagements à la neutralité carbone des entreprises a produit un effet d’optique. Publiée le 6 novembre 2023, une étude de Net Zero Tracker, un consortium d’analyse de données indépendant comprenant notamment l’université d’Oxford, affirme que le nombre d’engagements climatiques pris par les 2.000 plus grandes sociétés cotées au monde (l’indice Forbes 2.000) a bondi de 40 % pour atteindre 1.003 en octobre 2023, contre 702 en juin 2022.

Nous sommes donc sur le bon chemin ? Pas vraiment, car cette étude pointe le fait que seulement 4 % de ces objectifs répondent aux critères fixés en juin 2022 par l’ONU (campagne « Race to Zero ») et ce chiffre désespérément modeste ne progresse pas. Ces critères sont certes exigeants. Ils réclament la fixation d’un objectif net zéro spécifique, la couverture de tous les gaz à effet de serre (CO2, méthane, N2O…), des conditions claires pour l’utilisation des compensations, la publication d’un plan, la mise en œuvre de mesures immédiates de réduction des émissions, des rapports annuels sur les progrès accomplis en ce qui concerne les objectifs intermédiaires et à plus long terme. L’étude qualifie les objectifs des grandes entreprises de « peu crédibles ».

Parmi les entreprises qui se sont fixé un objectif, seulement 37 % en présentaient un qui couvrait aussi leurs émissions indirectes (extraction de matériaux achetés par l’entreprise, transport des salariés et des clients venant acheter le produit ou service de l’entreprise). Certes, la neutralité carbone vise en théorie à faire baisser au maximum les émissions, puis à compenser le résiduel grâce à l’absorption de CO2 par le soutien aux puits de carbone (forêts, océans, prairies…). Mais le rapport note aussi que les règles mises en place pour atteindre la neutralité carbone ne sont pas assez restrictives et pointe le risque de « dépendance excessive à l’égard de crédits de compensation carbone de mauvaise qualité plutôt que de réductions d’émissions».

Il rappelle également que la compensation carbone en elle-même est un mécanisme très contesté. La deuxième édition de l’Observatoire de la responsabilité climatique des entreprises (février 2023) explique pourquoi : « le caractère non permanent du stockage de carbone rend les projets de compensation difficiles à mettre en œuvre et l’ampleur de la demande de crédits carbone impliquée par les plans de ces entreprises nécessiterait les ressources de deux à quatre planètes, si elle était suivie ».

Quelques mois auparavant, le rapport de juin 2023 de Net Zero Tracker signalait qu’il reste « une part importante des entreprises qui n’ont toujours pas d’objectif de réduction des émissions, que ce soit au niveau mondial ou au sein du G7 ». Par ailleurs, « au total, nous n’avons pu identifier aucun objectif de réduction des émissions pour 734 des plus grandes entreprises mondiales cotées en bourse ». Les secteurs des biotechnologies, des soins de santé et de la pharmacie (44 %), des infrastructures (46 %) et de la vente au détail (26 %) affichent des pourcentages particulièrement élevés d’entreprises n’ayant aucun objectif de réduction des émissions.

Cette étude confirme le décalage mis en avant par la Transition Pathway Initiative (TPI), qui est un centre de recherche de la London School of Economics. Dans un rapport publié en novembre 2023, la TPI note que 82% des grandes entreprises mondiales ont adopté un plan de réduction de leurs émissions à long terme mais que seulement 1% d’entre elles ont aligné leurs dépenses prévisionnelles sur leur objectif de décarbonation. Dit autrement, la très grande majorité des plans de décarbonation sont non financés ! Par ailleurs, seule la moitié de ces entreprises ont intégré les différents scénarios de changement climatique à leur planification. Interrogé par le media L’info durable, Simon Dietz, directeur de recherche au TPI ne mâche pas ses mots : « Nos travaux de recherche contribuent à ce que l’accent ne soit plus mis sur le fait de fixer des objectifs mais sur leur mise en œuvre effective. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il n’y a pas grand-chose qui se passe à l’heure actuelle, même dans les très grandes entreprises sophistiquées cotées en Bourse. La plupart des entreprises ont déjà fait la partie facile : elles ont publiquement fait part de leurs inquiétudes quant au changement climatique et ont mis en place des actions pour l’environnement en leur sein. Mais l’attention se porte dorénavant sur la crédibilité de ces engagements, qui sont généralement volontaires, et sur le fait d’avoir un plan détaillé pour les atteindre ».

Les think tanks New Climate Institute et Carbon Market Watch ont joint leurs efforts pour créer l’Observatoire de la responsabilité climatique des entreprises. La deuxième édition de cet Observatoire, publiée en février 2023 se concentre sur 24 grandes entreprises d’envergure mondiale, qui ont pour particularité de se présenter comme des leaders climatiques, dont Carrefour, Stellantis, ArcelorMittal, Nestlé, Apple, Maersk.

Les engagements climatiques de ces grandes entreprises analysées sont inférieurs de moitié à ce qu’il faudrait faire d’ici à 2030 pour rester en dessous de la limite de température de 1,5 °C. Dans l’ensemble, les entreprises couvertes par l’évaluation s’engagent à « réduire de seulement 15 % les émissions de l’ensemble de leur chaîne de valeur d’ici à 2030 », ou « jusqu’à 21 % selon l’interprétation la plus optimiste de leurs engagements ». Cela représente « la moitié de la réduction de 43 % des gaz à effet de serre que nous devons réaliser au niveau mondial pour limiter l’augmentation de la température à environ 1,5 °C ».

L’Observatoire « démontre l’existence d’un énorme fossé entre les engagements actuels des entreprises et ce qui est nécessaire pour éviter le réchauffement climatique » et dénonce les excès de communication des entreprises, qui « affirment toutes être sur la voie du ‘net zéro’ ou de la ‘neutralité climatique’ alors que le consensus dans la communauté scientifique montre que pour parvenir à un ‘net zéro’ mondial, il faut réduire les niveaux d’émissions actuels d’au moins 90 %, voire 95 %, pour la plupart des secteurs ». Or, les engagements pris par ces entreprises ne représentent qu’une « réduction de 36 % de leur empreinte combinée d’émissions de gaz à effet de serre, d’ici à leurs années cibles nettes zéro respectives ». Non seulement leurs stratégies sont « tout à fait insuffisantes et ambiguës », mais leurs engagements à long terme de neutralité carbone « servent à détourner l’attention du besoin urgent de réduire les émissions au cours de cette décennie ».

Continuez la lecture ici avec toutes les sources des références citées

Sur le même sujet, lire la synthèse de l’étude réalisée pour le cercle de Giverny en 2023 sur l’achat et la production d’énergies renouvelables : quelle que soit la taille observée, la moyenne des entreprises françaises reste sensiblement en dessous de la moyenne de toutes les entreprises évaluées sur la même période (2022) en Europe : 58 % des entreprises françaises de 1 000 salariés et plus évaluées en 2022 par EcoVadis achetaient et/ou produisaient des EnR, contre 64 % sur toute l’Europe.

A propos de l'auteur

Martin Richer

Diplômé d’HEC, Martin Richer a effectué la plus grande partie de son parcours dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. Il a notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision puis a rejoint le Groupe Alpha en 2003 et intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, Martin Richer exerce ses activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Plus d’informations sur Management & RSE.

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