Laurent Simon, Professeur émérite en géographie de l’environnement, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article .
Revoir notre vision de la nature pour réconcilier biodiversité et agriculture
Un an et demi plus tard, à l’échelle européenne, le report de mesures phares (4 % de terres arables en jachère, interdiction du glyphosate, diminution de l’usage des pesticides…) semble cependant sonner le glas d’une telle ambition. De quoi nous interroger : si les enjeux de protection de la biodiversité sont colossaux, les politiques qui la concernent sont-elles condamnées à cet incessant mouvement d’avancées trop rapidement qualifiées d’historiques et de reculs ? Comment comprendre de tels rétropédalages ?
On explique souvent ces revirements par les limites évidentes d’un système influencé par les intérêts commerciaux et financiers, mais une autre explication est peut-être à trouver dans la vision de l’écologie qui transparaît derrière ces ambitions : celle d’un humain forcément destructeur de la biodiversité. Partant d’un tel a priori, il convient de compartimenter l’espace, d’isoler l’humain de la « Nature » remarquable (dans la stratégie pour la biodiversité 2030 par exemple) et de lui imposer des règles pour l’empêcher de détruire les autres espaces, via les lois sur la restauration de 2023 par exemple. Cette écologie, qui ignore le poids des contextes socio-écologiques comme les dimensions géographiques et territoriales des problèmes, n’a guère de chance de réussir. Voici pourquoi.
La dimension spatiale n’est pas bien pensée
L’objectif phare de la stratégie biodiversité 2030 de l’Union européenne consiste à protéger 30 % des terres et des mers de l’Union européenne, dont le tiers en protection stricte.
Cet objectif répond-il à une nécessité identifiée par les scientifiques ? il est permis d’en douter. De nombreux travaux d’écologues, s’ils soulignent les résultats obtenus pour la conservation d’espèces et d’écosystèmes remarquables,constatent dans le même temps que les aires de protection ne font souvent qu’atténuer la perte de biodiversité. Elles s’avèrent en outre peu adaptées au contexte du changement climatique qui devrait entraîner un déplacement des aires de répartition des espèces et des écosystèmes. Dès lors, est-il judicieux de se focaliser sur des aires de protection alors que 60 % des espèces actuellement présentes dans les aires de protection européennes ne bénéficieront plus d’un climat adapté en 2080 ?
Cet objectif possède en outre l’inconvénient de concentrer l’attention et les crédits sur la biodiversité remarquable alors que depuis plus de 20 ans les travaux des écologues ont montré le rôle décisif de la biodiversité ordinaire dans le maintien de l’ensemble du vivant.
De plus, les aires de protection restent peu connectées entre elles car entourées d’espaces longtemps délaissés par les politiques de protection.
Une telle démarche avait déjà été critiquée lors de la COP15 par nombre d’associations la considérant comme une émanation de la pensée conservationniste étasunienne, reposant sur la patrimonialisation d’une nature sauvage largement fantasmée. Or l’histoire nous montre que la réalisation d’une telle vision, s’est souvent traduite par la spoliation des terres des communautés locales. Elle paraît donc aujourd’hui inadaptée à bien des situations dans lesquelles les communautés locales vivent en partie de la biodiversité et l’entretiennent avec attention.
Pour les espaces « ordinaires » (notamment les espaces agricoles dégradés), l’UE s’appuie sur une approche de type « land sharing » selon laquelle l’ensemble des espaces doit combiner biodiversité et production agricole : introduction de surfaces d’intérêts ecologiques (haies, bandes enherbées, bosquets…), diminution de 50 % des pesticides, 25 % d’agriculture biologique sur l’ensemble du territoire. Là encore, de nombreux travaux d’écologues et d’agronomes discutent le bien-fondé d’une telle approche.
Une étude récente menée au niveau européen montre que la coexistence d’espaces d’agriculture bio et conventionnelle adaptée est à privilégier et à équilibrer à l’échelle des territoires, tant en termes de productions agricoles qu’en termes de biodiversité, s’approchant ainsi plus du « land sparing » qui vise à compartimenter les espaces agricoles et les espaces réservés à la biodiversité. Certains auteurs plaident également au niveau international pour une telle approche. Le débat est ainsi loin d’être clos sur le sujet dans la communauté scientifique avec nombre de travaux avançant l’idée d’une cohabitation des deux modèles en fonction des contextes propres aux différents socio-écosystèmes.L’étude de l’Inrae de 2019 sur le carbone dans le sol, indicateur important pour la biodiversité et pour la transition énergétique, conclut ainsi que « La solution la plus efficace est une combinaison de bonnes pratiques aux bons endroits, où chaque région contribue en fonction de ses caractéristiques ».
Faut-il dès lors imposer, sur l’ensemble d’un continent européen morcelé par l’histoire et la géographie, une approche uniformisante fondée sur une démarche quantitative à base d’objectifs chiffrés, de critères, et d’indicateurs bien peu pertinents pour caractériser les dynamiques du vivant et leurs multiples déclinaisons en fonction de contextes variés ?
Une approche managériale incapable de mobiliser
Ouvrir le débat est d’autant plus nécessaire que la stratégie européenne en faveur de la biodiversité peine à susciter l’adhésion.
Ses critères et indicateurs manquent également de justifications scientifiques. Protection légale de 30 % de la superficie terrestre, protection stricte de 30 % des zones protégées ; veiller à ce que 30 % des habitats dégradés atteignent un état favorable ; réduire de moitié l’utilisation de pesticides chimiques, gérer un quart des terres agricoles en agriculture biologique ; réduire l’utilisation des engrais de 25 %… L’accumulation des chiffres n’est pas une garantie de scientificité et le flou masque mal les approximations.
Le chiffre de 30 % est déjà considéré par certains comme insuffisant car il ne constituerait qu’une étape vers les 50 % – le « Half Earth » cher au biologiste américain E.O. Wilson. On ignore également ce que recouvre le terme « protection stricte » : libre évolution ou gestion conservatoire ? et qu’est-ce qu’un état favorable ? Certains, comme l’UICN, parlent de « protection stricte » (Zones I et II de la nomenclature UICN), quand les autres parlent de « protection forte » sans non plus définir véritablement ce terme. Ainsi, en France, par exemple, l’OFB parle de 1,8 % du territoire national en protection forte, le gouvernement de 4,2 %.
Faute d’avoir été discutés, ces critères et ces indicateurs apparaissent comme une norme imposée d’en haut sans véritable fondement. L’approche quantitative est vite considérée comme technocratique et mise en cause dans son application : il ne suffit pas, par exemple, de planter une haie pour accroître la biodiversité ; il faut encore la planter avec des espèces différenciées, l’entretenir, la tailler au bon moment, hors des périodes de nidification, qu’elle soit connectée à d’autres haies, bref il faut avoir envie d’entretenir la haie. La quantité ne remplace pas la qualité.
Une telle approche par les seuls indicateurs ne fait au final que des mécontents : les agriculteurs conventionnels qui considèrent les normes comme des handicaps et les agriculteurs engagés dans la transition qui ne bénéficient pas du soutien qu’ils attendent. La démarche top-down se solde alors soit par des reculades comme celle que nous voyons actuellement, soit par des compromis boiteux tel celui qui fut adopté pour le Parc national des forêts en France avec l’autorisation d’exploitation du bois dans la zone cœur du parc et de la chasse dans la réserve dite intégrale normalement exempte de toute activité anthropique. Un compromis entre l’état et les acteurs locaux de la chasse et de la filière-bois qui marque, selon certains juristes, une régression du droit de l’environnement.
Privilégier le processus, l’engagement, le commun
Tous ces débats qui traversent le monde scientifique permettent d’esquisser une autre démarche que celle adoptée par l’UE.
Davantage qu’un plan d’action prédéfini, c’est d’une démarche réellement stratégique dont l’Europe a besoin. Il faut bien évidemment développer l’agriculture écologique mais fixer un seuil de 25 % sans connaître l’état futur du marché et de la demande revient à prendre un risque considérable pour la filière agroécologique. Les épisodes récents avec la guerre en Ukraine et la crise agricole soulignent que le réel n’est que rarement conforme aux plans d’action.
Pour que cette stratégie soit efficace, elle se doit également de susciter l’adhésion, de favoriser les engagements en faveur du vivant. Tous les travaux de recherche fondés sur l’étude de cas pratiques soulignent combien l’adhésion des populations est une condition du succès des actions entreprises. Pourquoi ne pas valoriser davantage l’agriculture de conservation et les pratiques innovantes qui, dans l’agriculture productiviste, permettent de limiter les impacts négatifs voire de protéger un compartiment essentiel de la biodiversité à savoir le sol ? Mieux cibler par ailleurs les aides aux agriculteurs engagés dans la transition, leur assurer une visibilité à long terme est également indispensable.
Sortir enfin d’une démarche qui individualise les choix, qui laisse les agriculteurs souvent seuls face aux difficultés pour soutenir les initiatives territoriales qui existent déjà ou qui cherchent à se développer et qui associent agriculture écologique – biodiversité – alimentation et santé. De tels dispositifs existent déjà (Territoires engagés pour la Nature, territoires à énergie positive…) mais restent peu soutenus et peu reconnus. Les développer et les soutenir constituerait un levier d’action pertinent et permettrait la structuration des réseaux d’acteurs motivés.
La politique de l’Union européenne, dans le droit fil de la COP 15, résulte très largement d’une expertise, celle des grandes ONG, qui masque les débats et les interrogations traversant le monde scientifique. Ces débats laissent entrevoir en creux la possibilité d’une écologie humaniste qui prenne en compte les dynamiques en partie incertaines du vivant (humain compris), la diversité des contextes et des histoires et la nécessité de rassembler les énergies pour dépasser les blocages et les verrouillages. Si l’on veut bien sortir d’une approche qui fonctionne de manière indifférenciée avec des objectifs, des critères et des indicateurs, guère pertinents pour tracer les chemins du changement, peut-être pourra-t-on alors dépasser les fausses oppositions, les manipulations et les simplifications et laisser place aux vraies questions.
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