Une des cibles de l’objectif de développement durable n°12 Établir des modes de consommation et de production durables porte spécifiquement sur les achats publics :
“12.7 Promouvoir des pratiques durables dans le cadre de la passation des marchés publics, conformément aux politiques et priorités nationales”
Interview de Farid Yaker,
Administrateur du programme sur les achats publics durables (APD) à l’ONU Environnement et membre du comité scientifique d’EcoVadis
Farid Yaker est responsable des achats publics durables à la Division de l’économie de l’ONU Environnement à Paris depuis 2008.
Farid Yaker a enseigné l’économie agricole à l’université de Blida en Algérie, de 1988 à 1990, puis a rejoint l’organisation non gouvernementale Enda (Environnement et développement), après son passage au sommet de la Terre à Rio en 1992. Il a géré un programme international sur la promotion d’actions participatives en environnement urbain de 1994 à 1999, puis a été transféré au bureau européen de l’Enda, où il est resté jusqu’en 2007. Farid Yaker possède un master en agro-économie de l’université de Californie, Davis.
Quel est l’état des pratiques achats publics durables (APD) dans le monde ?
Nous suivons ce domaine depuis 2005 et disposons de plus en plus d’informations qualitatives et quantitatives sur les APD. Nous avons par exemple édité en 2017 un panorama mondial des achats publics durables qui observe l’état actuel des pratiques et ses évolutions depuis 2013. 40 fiches APD détaillées par pays sont aussi accessibles (en anglais) ; un nombre croissant d’exemples pertinents à répliquer remontés grâce à notre réseau mondial et nos propres missions d’accompagnement de 16 pays sont diffusées sur le One Planet Network en plusieurs langues.
A terme, sur le plan quantitatif, l’ONU Environnement contribue activement au développement d’une méthodologie fiable permettant de mesurer l’indicateur de la cible ODD 12.7.1 sur les achats publics durables : le nombre de pays qui mettent en œuvre des politiques d’achats durables.
Parmi les pays les plus avancés dans le monde, on peut par exemple citer la Norvège où l’achat public durable est une procédure standard : analyse du risque environnemental, social, inclusion de clauses, commande d’audits, mais aussi auto-évaluation des systèmes de passation des marchés via MAPS et son indicateur subsidiaire sur les achats publics durables.
Au sein de l’Union Européenne, c’est dans la législation, mais cela reste volontaire, au bon vouloir des acheteurs. Les pratiques sont encore très hétérogènes.
Dans d’autres parties du monde, en Asie par exemple -Japon, Corée, Chine et dans une moindre mesure la Thaïlande- il y a des obligations environnementales sur certaines catégories d’achat soumises à l’achat responsable via des ecolabels (critères et certifications).
La zone Amérique du Nord (Etats Unis et Canada) connaît aussi de nombreux progrès et initiatives. Aux Etats Unis, certaines catégories d’achats sont par exemple déjà soumises à un executive order en vue d’optimiser les performances énergétiques et environnementales et réduire les déchets.
En synthèse, sur le plan des pratiques actuelles achats publics responsables, quels sont les principaux résultats du panorama ?
Je citerai trois résultats de notre panorama mondial :
1/ Les pratiques en matière d’APD deviennent de plus en plus répandues dans toutes les régions du monde et s’appuient sur un cadre politique international et national solide.
L’ensemble des 41 pays ayant pris part à cette étude ont ainsi déclaré avoir pris des engagements et des dispositions liées aux APD dans le cadre d’une politique d’achats durables ou «verts», ou bien au travers d’autres politiques cadres comme le code des marchés publics ou des politiques.
2/ Les politiques en matière d’APD sont encore souvent principalement associées à des préoccupations environnementales, mais elles acquièrent progressivement une portée plus large.
Près de 80% des répondants ont mis en place des contrats avec des critères environnementaux et près de la moitié déclarent acheter des “produits/services durables”.
Matériel informatique (89%) et Papier et matériel de bureau (85%) sont les catégories d’achat les plus impactées, suivies de Véhicules (70%), Produits de nettoyage (67%) et Mobilier (63%), mais aussi Conception et construction de bâtiments, Équipement des bâtiments, Matériel constructible et Énergie pour plus de la moitié d’entre eux. Les catégories Textiles, Alimentation et restauration, Produits chimiques, Appareils ménagers, Conception et construction des infrastructures, Collecte de déchets et nettoyage des rues et Prestations de voyage sont aussi souvent citées.
Certaines administrations, en particulier en Asie, se concentrent exclusivement sur les problématiques environnementales et ne tiennent pas encore compte de la dimension socio-économique. En revanche, d’autres s’attèlent à répondre à un éventail impressionnant de problématiques socio-économiques et éthiques en plus des considérations environnementales.
3/ Montée en puissance des achats publics durables
Pour l’ensemble des répondants, l’APD a pris de l’ampleur dans leur organisation et dans leur pays depuis 2012, tout particulièrement sur les répondants issus de pays d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud. Tous dans le monde s’attendent à ce que les pratiques liées aux APD se répandent encore plus dans les cinq prochaines années !
Cette progression des APD dépendra de l’existence d’un appui politique solide et de la poursuite de l’excellence dans la mise en œuvre. Tant qu’il n’y a pas d’obligations légales, cela reste compliqué.
Les acheteurs publics soutiennent de plus en plus l’idée que les achats durables vont au-delà du simple fait d’acheter des produits respectueux de l’environnement. Ainsi, les thématiques, stratégies et tendances émergentes vont du “suivi et la mise en oeuvre des achats publics durables” à “l’atteinte des objectifs liés au changement climatique à travers les achats”, “le lien entre dimensions environnementales et sociales”, “la formation et le renforcement des capacités”, “l’analyse du coût du cycle de vie”, “les APD comme outil stratégique”, “les plateformes d’achats en ligne”… Sans oublier “la transparence dans la chaîne d’approvisionnement”.
Dans cette perspective, pensez-vous que les acheteurs publics auront demain recours à l’évaluation RSE d’un fournisseur comme leurs homologues du secteur privé ?
La mise en œuvre des APD ne se limite pas au fait de choisir des produits plus verts, mais concerne toutes les étapes du processus d’achat. La connaissance des performances RSE fournisseurs devient donc un point essentiel, surtout sur les aspects sociaux : comment s’assurer de la durabilité de la chaîne d’approvisionnement ? Comment faire en sorte que l’achat public prenne mieux en compte les processus de production et les pratiques éthiques et performances sociales et environnementales des fournisseurs ?
Le retour d’expérience de la Norvège démontre que le recours aux audits reste un processus encore compliqué, ils ont mis en place un système de “flagging” sur certaines catégories au regard de risques sociaux (ex : gants médicaux fabriqués en Malaisie). Cette approche de gestion de risques majeurs sur la filière d’approvisionnement par catégories d’achat est une bonne manière d’introduire la transparence et la durabilité de la chaîne d’approvisionnement, par priorisation.
La connaissance des performances sociales et environnementales des fournisseurs est un domaine qui va prendre de plus en plus d’importance, on ne peut peut pas s’en tenir au produit acheté et ses caractéristiques mais bien prendre en compte l’ensemble des conditions de production : il peut y avoir un biais dans l’achat public durable par rapport à la finalité, par exemple, acheter des panneaux solaires dans des conditions de fabrications déplorables.
Le trend est là, stimulé au moins par deux besoins : maîtrise du risque de réputation, mais aussi approche de cycle de vie où il faut bien analyser les impacts à tous les niveaux et donc ne pas rester dans une approche restrictive pour disposer d’une vision globale des impacts environnementaux et sociaux sur tout le cycle de vie.
Au niveau de l’Union Européenne, le recours aux évaluations RSE des fournisseurs est complexe, il serait intéressant d’observer comment la directive de 2014 est transposée sur les 28 pays membres. L’obstacle principal qui empêche les autorités adjudicatrices de demander une évaluation RSE à leurs fournisseurs est le principe du “lien avec l’objet du marché”, selon lequel tous les critères d’un appel d’offres doivent avoir un rapport avec l’objet du marché. C’est là où par exemple l’approche cycle de vie, qui prend en compte des critères sociaux et environnementaux des conditions de production, peut permettre d’aller au delà de l’objet strict du marché.
Dans les autres pays, non soumis à cette contrainte juridique liée à l’objet du marché, les acheteurs publics peuvent d’ores et déjà inclure des exigences liées aux performances RSE des fournisseurs (conditions environnementales et sociales de production, transport…)
Pour terminer, un mot sur votre expérience au comité scientifique EcoVadis ?
Cela fait déjà deux ans. C’est intéressant pour l’ONU Environnement d’être membre et de participer aux discussions qui sont riches et intéressantes. Etre au comité scientifique d’EcoVadis nous permet de rester connectés : les pratiques achats responsables et durables évoluent plus vite dans le privé. Pratiques achats responsables du secteur privé et du secteur public, l’enrichissement est mutuel ! Il serait d’ailleurs intéressant de faire le comparatif des process achats publics et privés et de se nourrir des pratiques des uns et des autres…
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Propos recueillis en octobre 2019
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